Cependant, ce constat d'une inconstance et d'une évanescence de nos satisfactions ne s'explique-t-il pas parce que, cherchant à être heureux, nous nous y prenons mal ? Dans ce cas, nous aurions, en travaillant sur les moyens mis en œuvre, un espace de liberté nous permettant d'avoir prise sur le bonheur, et ainsi de pouvoir œuvrer à l'atteindre.
Extrait :
6. Démosthène aurait dit que le commencement de toute vertu, c’est la réflexion et la délibération, et sa fin et sa perfection, la constance. Si nous décidions de la voie à prendre par le raisonnement, nous prendrions la meilleure ; mais personne n’y pense :
Il veut, il ne veut plus ; puis il veut de nouveau la même chose ;
Il hésite, et sa vie est une perpétuelle contradiction*.
7. Ce que nous faisons d’ordinaire, c’est suivre les variations de notre désir, à gauche, à droite, vers le haut, vers le bas, là où le vent des circonstances nous emporte. Nous ne pensons à ce que nous voulons qu’à l’instant où nous le voulons, et nous changeons, comme cet animal qui prend la couleur de l’endroit où on le pose.
Ce que nous nous sommes proposé de faire à l’instant, nous le changeons aussitôt, et aussitôt encore, nous revenons sur nos pas. Tout cela n’est qu’agitation et inconstance :
Nous sommes agités comme une marionnette
de bois par les muscles d’un autre**.
8. Nous n’allons pas de nous-mêmes : on nous emporte ; comme les choses qui flottent, tantôt doucement, tantôt violemment, selon que l’eau est agitée ou calme.
Ne voit-on pas que chaque homme ignore ce qu’il veut,
Qu’il cherche sans cesse, et bouge continuellement,
Comme s’il pouvait ainsi décharger son fardeau ?***
9. À chaque jour son idée nouvelle : notre humeur change au gré du temps,
Les pensées des hommes ressemblent à ces rayons
Changeants dont Jupiter a fécondé la terre lui-même.****
Nous flottons entre diverses opinions ; nous ne voulons rien librement, rien absolument, rien constamment.
10. Celui qui saurait édicter et s’imposer mentalement des lois et une organisation claires, ferait montre toujours et partout d’une conduite égale à elle-même, grâce à un ordre et une relation adéquates entre ses principes et les choses réelles. Empédocle avait remarqué, au contraire, chez les gens d’Agrigente cette incohérence : ils s’abandonnaient aux délices de la vie comme s’ils devaient mourir le lendemain, et bâtissaient pourtant comme s’ils ne devaient jamais mourir.
Michel DE MONTAIGNE, "Sur l'inconstance de nos actions", Livre 2, chap. 1, Essais, texte établi par Guy de Pernon, 2016, T. II, p. 10-11.
* Horace, Épitres, I, 2, v. 98.
** Horace, Satires, II, 7, v. 82.
*** Lucrèce, De la nature, III, v. 1070.
**** Homère, Odyssée, XVIII, v. 135-136.
Questions :
1. Dans cet extrait, Montaigne fait lui aussi le constat de cette inconstance, et inconsistance, des satisfactions que nous recherchons. Analysez à cet égard les citations qu'il reproduit.
2. Montrez en quoi c'est le fait de suivre nos désirs qui est à l'origine de cette inconstance. Pourquoi peut-on alors dire qu'on en devient l'esclave ?
3. À cela, Montaigne oppose dans cet extrait une autre attitude, permettant d'échapper à cette inconstance et à cette dépossession de soi : en quoi consiste-t-elle ?
4. N'étant pas spontanée, cette attitude du sage n'est pas la plus partagée parmi les hommes : est-elle pour autant impossible ? Que faut-il faire, alors, pour travailler à être heureux ?
Source : https://lesmanuelslibres.region-academique-idf.fr Télécharger le manuel : https://forge.apps.education.fr/drane-ile-de-france/les-manuels-libres/philosophie-terminale ou directement le fichier ZIP Sous réserve des droits de propriété intellectuelle de tiers, les contenus de ce site sont proposés dans le cadre du droit Français sous licence CC BY-NC-SA 4.0